Article sur l'interprétation de Voyage au bout de la Nuit.
Luchini, mots et maux d’un New York mythique
La saison théâtrale qui s’expatrie en divers lieux, cette fois-ci tous bellifontains, va connaître son moment de génie, les 23 et 24 novembre prochain à la salle des Colonnes avec un Luchini qui fera revivre la partie new yorkaise du « Voyage au bout de la nuit » du méchant mais lucide Céline. Déjà à guichets fermés !
Jean-Michel Breittmayer
La République
Publié le 12 novembre 2001
Fabrice Luchini n’en finit pas de creuser la fange et la haine, de filer les maux et les mots du grand Céline, écrivain maudit et adulé, dont on croit avoir fait le tour en dénonçant la méchanceté, l’antisémitisme, le mépris impuissant pour les pauvres. L’acteur, lui, ne s’arrête pas à cette réprobation des bien-pensants et se vautre dans ce que l’écrivain a de plus fort et de plus dérangeant : l’accord secret entre la musique infernale et géniale du verbe, et l’implacable lucidité psychologique sur la misère du monde. Luchini revient donc à cette fascination amoureuse pour un texte majeur du XXe siècle : « Voyage au bout de la nuit », dont il avait déjà tiré une hallucinante leçon de chose et de phrases à découvrir sans trêve, à retourner dans tous les sens. Il y revient pour la partie américaine du livre, sans doute la plus tendre, avec un amour qui repose de tant de détestation des autres et de soi-même, le personnage féminin de Molly, dont Céline ne dit jamais une méchanceté !
Seulement, quand au début du texte se trouve cette description que le héros fait de la grande métropole avant guerre : « Figurez-vous qu’elle était debout leur ville, absolument droite. New York c’est une ville debout », que ressentira-t-il lui-même, que réussira-t-il à nous faire éprouver après le crime du 11 septembre dernier, où le symbole même de New York s’est couché sous le poids de la bêtise humaine ?
Pas de jugement moral
Luchini a raison : il se refuse obstinément à porter un jugement moral sur la vie de Céline sauvée par la magie des phrases éternelles. Sur les villes « couchées » ou « debout », il n’y a rien à rajouter que le texte ne saurait dire. Parce que Céline c’est l’évidence sifflante, le constat des attachements comme des rejets, l’âpre combat entre l’imaginaire et le sombre cloaque. Luchini, dont tant de petits messieurs se complaisent à souligner le cabotinage en prétendant qu’il en fait trop, feraient bien de venir prendre une leçon d’intériorisation du texte, ni joué ni surjoué, mais « déjoué » selon l’expression même de l’acteur, comme on déjoue une ruse ou un piège ! Cette étonnante faculté du sorcier des rythmes et du souffle antique de tant de grands textes, retrouve toujours dans Céline une inspiration et une aspiration premières, le pouvoir de coller à l’intention et de mettre en lumière davantage ce que le texte éclaire pourtant déjà avec une telle éloquence !
En fait, Luchini dépouille même le texte de son dépouillement, va chercher dans les moindres recoins la plus imperceptible intention, joignant son ironie mordante à celle d’un Céline au comble de son art de décrire et de « donner à voir ».
Subjugués
Il sera éreintant mais fascinant de suivre ce combat avec les mots, d’entrer ainsi dans le texte décortiqué, mis à nu, offert si pudiquement à notre convoitise, mais Luchini ne nous lâchera pas une seconde. Son tour de force n’est pas tant d’évoquer des personnages, mais de faire, du texte même, le seul personnage essentiel, le seul qui compte en définitive. Nous serons subjugués dans la certitude que face à un tel art de lire et d’aller chercher la trame secrète, nous ne serons jamais au bout de l’ennui ! Et à un tel point, qu’ayant établi une communion avec son public, par la rigueur et l’honnêteté d’un texte servi sans artifice ni rajout, Luchini en « rajoutera » probablement en décortiquant, en seconde partie, ce qui fait le génie de cette partie américaine du « Voyage », se faisant un pédagogue d’une rare limpidité, nous prenant à bras le corps et le cœur !
Il convient de rendre justice à Claude Brécourt pour avoir su obtenir, en deux soirées consécutives, un tel spectacle, qui plus est dans un lieu historique comme celui de la salle des Colonnes. Salle si petite dans son éclat même, hélas, qu’elle aurait pu recevoir à guichets fermés tous les soirs d’une semaine, et voire même d’un mois entier, des admirateurs éperdus de la performance.
A guichets fermés : c’est évidemment le cas, une liste d’attente étant constituée, et beaucoup de demandeurs se disant dépités de n’avoir pu décrocher le précieux Sésame !
J.M.T. BREITTMAYER
merci au forum Nota Bene pour ce lien Joc